L'Homme et la culture matérielle (en cours de construction)
L'image source
« Paris : Hôtel des Invalides, Musée de l’armée. Costumes de guerre, âges préhistoriques. Type de La Madeleine, Type du Moustier » ; carte postale, Saarbrücken, Universität des Saarlandes, Institut für Vor-und Frühgeschichte- (fonds Mortillet)
PRÉSENTATION ET DESCRIPTION
Le développement de la préhistoire dans les quarante dernières années du XIXe siècle s’accompagne d’un effort de diffusion auprès du public auquel participent de nombreux savants. Dès 1867, des vitrines de vestiges anthropologiques et préhistoriques sont présentées à l’Exposition Universelle de Paris. Cette même année, le Musée des Antiquités Nationales est inauguré dans le château de Saint-Germain-en-Laye. Musées et collections – publics ou privés – constituent d’ailleurs alors des acteurs particulièrement importants de la recherche et de la diffusion de la préhistoire.
Il n’est donc pas étonnant que le Musée de l’armée de Paris, implanté dans l’Hôtel des Invalides, ait fait figurer, parmi ses collections d’armes et d’uniformes, des mannequins représentant des "costumes de guerre" préhistoriques. Ces reconstitutions font référence à des notions scientifiques qui se répandent dans le milieu de la préhistoire à partir des années 1870. Elles mettent en avant le rôle prépondérant joué par les productions matérielles – outils, armes, objets d’art et de parure – dans la reconstruction du passé humain.
La classification industrielle de Gabriel de Mortillet
En 1869, Gabriel de Mortillet propose de remplacer la classification paléontologique des temps préhistoriques par un système qui lui semble mieux adapté : la classification industrielle, c’est-à-dire une classification fondée sur les outillages. Ce système, Mortillet l’a élaboré en examinant une grande quantité d’objets, puisqu’il avait été chargé de classer les collections présentées lors de l’Exposition universelle de 1867 ainsi que les collections du Musée des Antiquités Nationales.
La classification ainsi construite présente deux règnes divisés en époques.
Chaque époque est caractérisée par un – ou au maximum deux – type(s) d’outil, et a reçu le nom du gisement où le type avait été reconnu le premier. Par la suite, ces noms seront déclinés sous la forme d’adjectifs, conformément aux règles de nomenclature utilisées en géologie ; époque du Moustier deviendra ainsi époque moustérienne, etc.
L’idée générale qui sous-tend la classification industrielle est le perfectionnement de l’outillage, par l’affinement des techniques de taille du silex dans un premier temps (Règne de la pierre), puis par la mise en œuvre des matières dures animales dans un second temps (Règne de l’os). L’évolution des outillages est cependant conçue comme parfaitement continue : chaque industrie dérive insensiblement de celle qui l’a précédée et ne résulte que d’une adaptation à des besoins nouveaux. La succession des industries paléolithiques suit un processus d’évolution graduelle et linéaire qui obéit à la "loi du progrès".
Outils et armes
Sur ces gravures inspirées des mannequins du Musée des Invalides, les hommes du Moustier et de La Madeleine présentent de nombreuses analogies. Ces ressemblances sont nombreuses, tenant à leur attitude, leur physionomie, ainsi que leur accoutrement. Ce qui les différencie et permet de les identifier, ce sont les outils et les armes qu’ils tiennent à la main, conformément au système de la classification industrielle.
L’homme du Moustier tient une lance dont on ne voit pas l’extrémité, et surtout possède dans sa main droite la pointe moustérienne, ici emmanchée, qui est le fossile directeur de l’époque du Moustier dans la classification industrielle.
L’homme de La Madeleine présente un équipement plus fourni : harpon barbelé et sagaie, tous deux emmanchés sur de longues hampes dans la main gauche, bâton percé – alors désigné sous l’appellation de bâton de commandement – dans la main droite. Un long poignard est coincé dans sa ceinture et un collier de coquillages et de dents orne sa poitrine. L’ensemble des objets qui le caractérise est ainsi dérivé des matières dures animales, ce qui nous rappelle que dans la classification industrielle, l’époque de La Madeleine représente l’apogée du règne de l’os.
Les artistes préhistoriques
Au Paléolithique supérieur, le développement du travail des matières osseuses s’accompagne de l’apparition d’objets décorés, parfois sans utilité pratique évidente. Ces objets d’art mobilier ont attiré l’attention des premiers préhistoriens par leur qualité esthétique évidente. La place de ces témoignages artistiques dans le schéma d’évolution des industries reste cependant soumise à une lecture étroitement évolutionniste des préoccupations de l’homme préhistorique. Ce dernier témoigne d’une intelligence pratique qui lui permet de trouver sans cesse des réponses ingénieuses à ses besoins immédiats. Il ne saurait cependant manifester de réelles préoccupations intellectuelles ni des capacités d’abstraction : tout sentiment artistique – dans sa dimension transcendante – est nettement au-dessus de ses capacités mentales.
L’art mobilier est alors interprété comme un art ludique, le résultat d’une activité de délassement à laquelle l’homme s’adonne au retour d’une chasse heureuse. C’est bien cette hypothèse qui est représentée sur cette gravure : on y voit un sculpteur exhiber de façon un peu puérile – comme un enfant satisfait de son modelage – une statuette humaine (dans laquelle on reconnaît la statuette en ivoire de mammouth, découverte à Laugerie-Basse (Dordogne). Les autres personnages sont également désœuvrés : la femme promène les enfants et le chasseur se repose, après avoir accroché son arc dans l’arbre.
ANALYSE DE L'IMAGE SOURCE
Les guerriers du quotidien
Les mannequins préhistoriques du Musée des Invalides sont ainsi des représentations caractéristiques d’hommes préhistoriques des années 1870/1880. Présentés somme des guerriers – "Costumes de guerre", dit la légende –, ils sont donc l’objet d’une appropriation de la part de personnes intéressées par l’histoire militaire. Il faut y voir le signe d’une grande popularité de la préhistoire qui devient alors un domaine que l’on doit aborder si l’on veut traiter une question à fond. Les valeurs de la société du XIXe siècle doivent trouver leur origine dans les temps lointains, selon l’idée naïve que l’ancienneté légitime la valeur. Le Musée des armées va donc chercher les origines de la guerre aux temps préhistoriques, c’est-à-dire à une époque où, dans la conception du XIXe siècle, les limites entre chasse et guerre sont mal définies.
Mais, cette appropriation n’est pas seulement le résultat d’un manque de rigueur. Elle prend un sens particulier par sa référence au système illustré par la classification industrielle. L’intérêt pour les outillages des peuples primitifs – préhistoriques ou contemporains de l’homme du XIXe siècle – doit être rattaché aux préoccupations apparues au XVIIIe siècle dans l’esprit de l’Encyclopédie. C’est alors que les objets et les techniques de la vie quotidienne deviennent dignes d’intérêt et d’étude. Au XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où la révolution industrielle prend son essor, l’intérêt pour les techniques devient un enjeu économique. Les industries préhistoriques sont alors intégrées à un discours sur le progrès. La présence de la préhistoire aux Expositions universelles va dans ce sens : la juxtaposition des humbles outils préhistoriques et des inventions les plus audacieuses de la science moderne frappent les esprits en témoignant du chemin parcouru dans la voie du progrès technique.
Or ce progrès technique est considéré comme la première étape sur le chemin du progrès social et moral. Le développement industriel constituerait ainsi une lutte contre le passéisme et la stagnation. L’homme préhistorique qui a initié ce grand mouvement évolutif peut alors être perçu comme un guerrier du quotidien ; ses outils sont des armes contre l’ignorance et l’obscurantisme.
Repère 7 – Cultures et chronologie