Les hommes préhistoriques ont-ils peint et gravé les œuvres retrouvées sur les parois des grottes ? Lorsque l’on découvre pour la première fois, en 1879, les peintures d’Altamira, les préhistoriens n’y croient pas.
Comment ces hommes vivant encore comme des “ sauvages ” auraient-ils pu être doués de sens artistique ? Comment reconnaître en ces “ primitifs ” considérés alors comme des demi-singes, les auteurs de telles splendeurs ? Altamira fera les frais de ces préjugés...
Dans sa majorité, la communauté scientifique rejette l’idée qu’il ait pu y avoir “ un art pictural ” aux temps des cavernes. On crie à la fraude ! Difficile il est vrai, d’authentifier des œuvres laissées à même la roche alors que l’on ne dispose que des techniques de stratigraphie pour les dater. Faute de preuves, on accuse les découvreurs de se laisser abuser.
Un peu plus tard, la mise au jour des grottes de la Mouthe, de Pair-non-Pair et de Marsoulas vont apporter de nouvelles pièces à conviction en faveur de cet “ art des grottes ”. S’engage alors un véritable débat... En témoignent les documents de l’époque (XIXe siècle) réunis ici et qui nous permettent de retracer les étapes tumultueuses qui ont conduit à la reconnaissance de l’art pariétal.
La controverse d’Altamira
Dès leurs découvertes, les peintures d’Altamira troublent les esprits. Jamais encore on n’avait vu de telles œuvres ! Comment les attribuer à l’Homme du paléolithique que l’on dépeint alors comme un animal plus ou moins humanisé ? Dans la communauté scientifique, la méfiance domine. Altamira est d’abord l’objet d’une vive controverse. Puis, à l’hostilité des débuts succède l’indifférence. Et, il faudra attendre de longues années avant que les peintures d’Altamira ne soient lavées de tous soupçons…
Une découverte “ unique ” et déconcertante…
En 1879, Don Marcelino Sainz de Sautuola, archéologue de Santander, fouille à Santillana del Mar au nord de l’Espagne, la grotte baptisée d’Altamira. Sa fille, raconte-t-on, aperçoit tout à coup sur le plafond d’une des salles, des bisons peints ! Immédiatement de Sautuola pressent l’importance de cette découverte. Sans pouvoir l’affirmer, il attribue ces peintures à l’époque du Renne. Il publie sa découverte accompagnée de dessins réalisés d’après les peintures observées.
"Quant aux peintures retrouvées, il ne fait pas de doute, que celles de la première galerie accusent une perfection comparée aux autres, cependant, leur examen attentif laisse penser qu’elles sont contemporaines les unes des autres. […] Il convient de noter qu’entre les os et les débris ont été retrouvés des morceaux d’ocre rouge, qui sans grande difficulté ont pu servir pour ces peintures […].
Je n’occulte pas de mon esprit, que certains de mes lecteurs puissent avoir des doutes sur ces dessins et peintures dont je me suis occupé […] Tout est possible, mais si l’on prend la chose au sérieux, il apparaît que cette opinion n’est pas admissible. Cette grotte était totalement méconnue jusque qu’à ce que j’y entre pour la première fois, en étant l’un des premiers visiteurs. Les peintures n°12 de la cinquième galerie existaient déjà, lesquelles attirent l’attention facilement car elles sont à deux pieds du sol […] Celles de la première galerie, je ne les découvris que l’année dernière en 1879, car à la vérité je n’avais pas examiné la voûte avec autant d’attention, et parce que pour les voir il faut rechercher les angles de vue, surtout s’il y a peu de lumière. […] Il paraît inadmissible que quelqu’un par distraction soit allé là pour peindre des figures indéchiffrables, et pour celles de la première galerie, il est impensable de supposer qu’à une date récente quelqu’un ait eu le caprice de s’enfermer dans ce lieu pour reproduire des peintures d’animaux inconnus dans ce pays à notre époque. […]
De tout ce qui précède, on peut déduire de façon argumentée, que les deux galeries mentionnées appartiennent, sans qu’il y ait de doute, à l’époque dénommée paléolithique, c’est-à-dire de la pierre taillée, soit l’époque primitive.
Reste, pour d’autres personnes à faire une étude consciencieuse des données que je mentionne, suffit à l’auteur de ces lignes la satisfaction d’avoir recueilli une grande partie des objets si curieux pour l’histoire de ce pays, et d’avoir pris les mesures nécessaires pour que la curiosité imprudente n’en fasse disparaître d’autres non moins importants, montrant ici la volonté que les hommes de science prêtent attention à cette province digne d’être étudiée plus qu’elle ne l’a été jusqu’à ce jour."
Source : Breves apuntes sobre algunos objetos prehistoricos de la provincia de Santander por Don Marcelino de Santuola. C de la Real Academia de la Historia. 1880.
Intrigués par cette première, les scientifiques se succèdent pour venir voir les peintures. Mais seul, Juan Vilanova y Piera professeur de paléontologie à l’université de Madrid semble convaincu de leur ancienneté et qualifiera le fait “ d’extraordinaire et curieux ”.
"L'explication que je donne de ce fait extraordinaire et très curieux est celle-ci : la caverne de Santillana, dans d’excellentes conditions d’habitabilité, a été occupée, pendant des siècles si vous voulez, par des hommes dont le métier principal était la chasse, et peut-être aussi l’agriculture, pour laquelle la contrée offre de très belles conditions. Eh bien ! est-il déraisonnable, par exemple, messieurs et mesdames, de supposer que, parmi ces troglodytes, il s’en trouvait quelqu’un doué de l’instinct artistique et qu’il s’occupa à représenter dans sa propre demeure les animaux qu’il chassait tous les jours ! Que peut-il y avoir d’extraordinaire ou d’absurde dans ce raisonnement pour mériter les reproches et même la critique de ces archéologues distingués…"
Source : Juan Vilanova y Piera, Sur la caverne de Santillana, Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, 11e session, La Rochelle 1882.
La plupart des préhistoriens de l’époque, ne savent comment interpréter quelque chose d’aussi neuf et déconcertant…
Loin de convaincre, le caractère “ exceptionnel ” d’Altamira joue en sa défaveur.
L'oeuvre d'un faussaire ?
Chez les préhistoriens, c’est donc le doute qui l’emporte. Tout les porte à croire que sous les bisons d’Altamira se cache l’œuvre d’un faussaire. Ce ne serait pas la première fois ! La préhistoire du XIXe siècle a connu de nombreuses affaires du genre. Les faussaires de l’époque brillent d’inventivité. Ils fabriquent notamment de faux objets qu’ils enfouissent dans les gisements pour qu’ils soient découverts par les fouilleurs. Dans ce contexte, la singularité des peintures d’Altamira constitue un indice possible, voire probable, de fraude.
Émile Cartailhac et Gabriel Mortillet sont parmi les premiers à suggérer l’idée d’une mystification. Édouard Harlé lui, le clame publiquement dans un J’accuse édité en 1881.
"Le sol au-dessous des peintures a été bouleversé par les fouilles, aussi son examen n’a fourni aucun argument. […] L’ocre rouge est commune dans le pays. On l’emploie à badigeonner les maisons. […] Les incrustations qui recouvrent certains dessins sont beaucoup trop minces pour conclure à une grande antiquité. La paroi très rugueuse sur laquelle sont tracés les quadrillages est en roche vive ; cette paroi s’est donc dégradée par effritement, et comme les quadrillages sont intacts, c’est une preuve qu’ils ne remontent pas à une très grande antiquité.[…]
Je crois avoir démontré que les belles peintures du plafond […] sont fort récentes. Il semble probable qu’elles ont été faites dans l’intervalle des deux premières visites de M. de Sautuola, de 1875 à 1879. […]"
Source : Edouard Harlé, La grotte d’Altamira (Espagne), Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, t 16. 1881
Juan Vilanova y Piera, proteste contre ces appréciations !
"A cet étrange argument, on peut seulement opposer cette simple réflexion, que s’il fallait déclarer fausses toutes les observations, tous les faits qui passent inaperçus à l’œil du naturaliste ou, de l’archéologue, la première fois que celui-ci visite une localité, alors neuf dixièmes des documents des sciences d’observation, devraient être relégués dans la catégorie des mensonges ou des tromperies ! M. de Sautuola déclare avec loyauté, n’avoir pas bien regardé le plafond de la première galerie et les dessins dans ses premières visites à la caverne, préoccupé comme il l’était par les richesses archéologiques qu’il trouvait dans le dépôt du kjökkenmödding ; et il a dû bien plus tard être averti par sa jeune fille pour reconnaître l’existence de ces objets d’art ancien […]"
Source : Juan Vilanova y Piera, Sur la caverne de Santillana, Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, session du 28 août 1882, La Rochelle
Les deux hommes partent pourtant des mêmes faits et se réfèrent aux mêmes théories, mais leurs conclusions divergent …
Une question d'interprétation
Au XIXe l’évolution de l’homme est décrite comme un processus linéaire. Chaque époque apportant son lot d’innovations et contribuant peu à peu au progrès humain. Selon cette vision, l’hypothèse d’un art pariétal préhistorique qui fait appel à des techniques sophistiquées ou mieux, témoigne de considérations abstraites, voire religieuses, n’a pas de place…On ne peut être à l’âge de pierre et faire preuve d’instinct et de dons artistiques !
Si Edouard Harlé et Juan Vilanova y Piera partagent cette conception linéaire du progrès humain, leurs analyses des peintures d’Altamira débouchent pourtant sur deux interprétations opposées. Edouard Harlé considère comme trop élaboré le savoir-faire de ces prétendus artistes.
"Le groupe des animaux très artistement peints sur toute leur surface en rouge et noir. avait un air de fraîcheur qui contrastait avec l’aspect dégradé des teintes dont il vient d’être parlé. Ces peintures, au nombre de plus de vingt, représentent des bœufs tous munis d’une bosse, un cheval ? et une biche. La tête de biche est l’œuvre d’un maître. […] Beaucoup de teintes sont fondues. L’artiste a plusieurs fois effacé après coup sa peinture suivant un trait pour produire un effet clair. Ce sont là des procédés bien savants !"
Source : Edouard Harlé, La grotte d’Altamira (Espagne), Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, t 16. 1881
Juan Vilanova y Piera y reconnaît au contraire des techniques et des matériaux très primitifs.
"La perfection du dessin et des peintures, de même que la manière de les exécuter, servent à nos contradicteurs pour en nier l’antiquité et cependant M. Harlé s’est permis de faire figurer dans la planche de sa note un dessin n°VI, qui n’existe ni dans la caverne, ni dans la brochure de M. de Santuola […]. Le singulier procédé employé par l’artiste pour faire les dessins tous gravés, de même que les peintures, dans le calcaire crétacé dans lequel est ouverte la grotte ; procédé bien primitif, auquel on peut bien croire qu’on n’aurait pas eu recours dans les temps modernes.
L’aspect que présentent les traits de la gravure, lequel dénote au premier coup d’œil l’instrument grossier dont s’est servi l’artiste, c’est-à-dire la flèche, la pointe de lance ou l’instrument en silex ou en cristal de roche, qu’on trouve en abondance dans le kjökkenmödding qui couvre le fond de la première galerie […]
La nature des matières employées par l’artiste ou par les artistes pour les peintures, car les couleurs noire, jaune et rouge n’ont aucune préparation, comme c’est l’usage depuis longtemps, c’est de l’ocre naturel très abondant dans des mines de fer qu’on exploite non loin de la caverne et que l’on trouve aussi dans son intérieur. […]"
Source : Juan Vilanova y Piera, Sur la caverne de Santillana, Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, 11e session, La Rochelle, 1882, Paris, Secrétariat de l’Association, 1883, pp. 669-673.
De même, leurs avis diffèrent quant à la ressemblance des œuvres avec leurs modèles .…
Trois nouvelles pièces à conviction
Au cours des années 1890, trois grottes “ ornées ” sont successivement découvertes.
Tout d’abord la Mouthe (Dordogne) dont Emile Rivière constate l’authenticité en 1895. Vient ensuite Pair-non-Pair (Gironde) où François Daleau identifie en 1896 la figure d’un cheval à la tête retournée. Enfin Marsoulas (Haute-Garonne) où en 1897 Félix Regnault découvre à vingt mètres de l’entrée des animaux peints à la sanguine. Grâce à leurs travaux, le dossier de l’art pariétal s’épaissit. Dans l’esprit des préhistoriens, il n’est plus question de condamner par principe mais d’engager un véritable débat scientifique.
Donner à voir pour convaincre
Avec la Mouthe, Pair-non-Pair et Marsoulas, Altamira n’est plus “ unique ”. Ce caractère qui a fondé une des principales objections contre l’art pariétal s’effondre. Dans leur publication, chaque découvreur se réfère largement aux découvertes des deux autres, sans omettre de rappeler les œuvres d’Altamira. Ils mettent ainsi en valeur les analogies qui existent d’une grotte à l’autre. Emile Rivière constitue alors un “ inventaire ” des grottes ornées.
"Les dessins gravés et coloriés existent dans la grotte de La Mouthe, lesquels ont été exécutés aux temps préhistoriques.
Et cette découverte, je m’empresse de le dire, se trouve heureusement confirmée par celle d’un de nos collègues bien connu : M. François Daleau. En effet M. Daleau m’annonçait le 2 septembre dernier (1896) qu’il explorait depuis plusieurs années, une caverne quaternaire dont les parois portent des gravures peu déchiffrables . Il s’agit de la grotte de Pair-non-Pair. […]
D’autre part, M. Félix Régnault (de Toulouse) m’écrivait le 25 avril dernier, “ que mes découvertes de peintures préhistoriques dans la grotte de La Mouthe avaient éveillé ses souvenirs et qu’il venait de revoir une caverne [Marsoulas] qui renferme des dessins à la sanguine d’animaux et d’objets indéterminés dessinés sur les parois de la dite caverne. […]
À ce second fait, s’il est authentique, faut-il ajouter celui qui m’a été signalé à la fin de l’année 1895, par M. E. A. Martel, c’est-à-dire celui dont M. Léopold Chiron, instituteur à Saint-Just-l’Ardèche, parle dans une note sur le magdalénien du Bas Vivarais. Dans ce travail, l’auteur consacre à la grotte Chabot, située à Aiguèze (Gard), quelques lignes accompagnées de deux gravures : l’une de la paroi de droite formant le corps d’un homme, le bras pendant le long du corps et les jambes écartées, l’autre de la paroi gauche du rocher intérieur où l’on voit un arc tendu. […]
Quant à la grotte espagnole d’Altamira, (elle a été étudiée par M. de Sautuola qui y aperçut, par hasard, dans une seconde visite des peintures représentant divers animaux. Il explora aussitôt, avec soin, toute la grotte et y trouva beaucoup de dessins. Or, ces dessins sont tracés à l’ocre rouge, au charbon, ou gravés dans la roche. Ils représentent des bœufs tous munis d’une bosse — absolument comme le bison de la grotte de La Mouthe — un cheval (?) — peut-être comme l’équidé aussi de La Mouthe — et une biche. Ils sont encore, comme dans ma grotte, généralement de grande taille. […]."
Source : Emile Rivière, La grotte de La Mouthe (Dordogne), Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, 26e session, Saint-Étienne, 1897, Paris, Secrétariat de l’association, 1898, t. 2, pp.669-687
Pour parfaire leur démonstration, les chercheurs utilisent le dessin qui devient pour eux un argument clé. Tout comme la photographie qui malgré les problèmes techniques, est jugée encore plus convaincante.
De son côté, François Daleau complète le dossier de Pair-non-Pair par des moulages et des relevés au moyen de l’estampage. En multipliant les supports, il se donne les moyens d’une véritable campagne de communication pour diffuser et promouvoir sa découverte.
"Grâce à une subvention de l’Association française pour l’avancement des sciences, j’ai fait mouler avec de la terre glaise et avec du plâtre, les divers points des parois de la grotte sur lesquels sont gravés ces curieux dessins. Ces fidèles reproductions, composées de treize planches, m’ont été d’un grand secours. J’ai pu les étudier chez moi, et, en les plaçant à bonne lumière, je suis arrivé à découvrir six nouvelles gravures dans les lignes enchevêtrées.
En mai 1898, j’ai présenté à la Société archéologique de Bordeaux […] les estampages de ces nouveaux dessins. En septembre, je fis part à l’Association française, de cette découverte […]. En novembre de la même année, j’offris au Musée préhistorique de Bordeaux, huit planches de ces moulages. En avril 1900, dix planches figuraient au Trocadéro, à l’exposition de l’Ecole d’anthropologie ."
Source : François Daleau, Gravures paléolithiques de Pair-non-Pair, commune de Marcamps, Gironde, Actes de la Société archéologique de Bordeaux, 1897
Démonstration scientifique !
Les grottes de la Mouthe et de Pair-non-Pair ont essentiellement livré des gravures. Or, ces dernières existent déjà dans l’art mobilier ! S'il est admis que les hommes préhistoriques sont les auteurs des “ remarquables gravures sur os et sur bois ”, pourquoi ne pas concéder que les mêmes mains ont pu graver des dessins analogues sur les parois des grottes ? “ On y retrouve la même facture ” plaide E. Rivière, certain qu’il y a entre les deux une véritable parenté.
"La comparaison de ces dessins avec ceux si connus, que l’on retrouve sur les os et les bois de Renne des gisements quaternaires, montre bien que ce sont les mêmes mains qui les ont faits et l’on y retrouve la même hardiesse de lignes et d’attitudes parfois réellement artistiques. […] Et, du reste, quoi d’extraordinaire que quelqu’un de ces artistes des temps préhistoriques auxquels on doit les remarquables gravures et sculptures sur os, ait cherché à graver sur les parois des grottes, sur les murs pour ainsi dire de son habitation, des dessins analogues à ceux qu’ils réussissaient si bien sur les os, l’ivoire et les bois de certains animaux ? Et ce qui semble bien prouver que l’on a affaire aux mêmes peuplades ou tribus, c’est que lorsqu’on examine avec soin les uns et les autres de ces dessins, on y retrouve la même facture, à la fois la même hardiesse de traits et la même incorrection, en somme, une véritable parenté entre eux. […]"
Source : E. Rivière, La grotte de la Mouthe, Bulletin de la Société d’Anthropologie, 1897
Un lien déjà constaté par M. de Sautuola dès la révélation des peintures d’Altamira…
"[…] Il a été reconnu que déjà l’homme, lorsqu’il n’avait d’autre habitation que les cavernes, savait reproduire avec assez de ressemblance sur des cornes et des défenses d’éléphant, non seulement sa propre image, mais aussi celles des animaux qu’il côtoyait., il ne serait donc pas aventureux d’admettre qui si à cette époque existait des reproductions si parfaites, gravées sur des matériaux durs, les peintures dont nous parlons ont une origine ancienne […]."
Source : Breves apuntes sobre algunos objetos prehistoricos de la provincia de Santander por Don Marcelino de Santuola. C. de la Real Academia de la Historia. 1880
À Pair-non-Pair, F. Daleau établit des relations entre le dépôt et les œuvres qui tapissent les parois. Certaines d’entre elles ne sont apparues qu’après dégagement des couches archéologiques les recouvrant. Elles sont donc antérieures. F. Daleau les attribue au Solutréen. Forte de cet argument “ stratigraphique ” sa démonstration est ici complète !
Une à une, ces précisions entament les “ préjugés ” de la communauté scientifique. Progressivement des préhistoriens de renom se rallient à la thèse de l’art pariétal. Parmi eux figurent E. de Cartailhac et E. Harlé, détracteurs de la première heure.
Certes la preuve n’est pas encore faite… Néanmoins l’ambiance change. Le débat s’engage maintenant sur des bases plus scientifiques.
Une lumière lève l’ultime objection
En août 1889 alors que les fouilles se poursuivent à la Mouthe, les ouvriers mettent au jour un godet en grès rouge. Selon Emile Rivière, il s’agirait d’une lampe ! Adrien Mortillet confirme cette interprétation. Pour lui la pièce de grès est comparable aux lampes dont se servent encore les Esquimaux. Cette ultime découverte vient enfin fournir la réponse à la question tant débattue de l’éclairage, notamment par E. Harlé :
"[…] Aucun dessin n’a pu être tracé ni examiné sans le secours d’une lumière artificielle. […] Cependant on ne voit nulle part de surfaces noires comme en aurait occasionné l’action prolongée d’un éclairage fumeux. […] On doit conclure pour tous ces dessins, et surtout pour ceux dont l’exécution a exigé le plus de temps, qu’ils datent d’une époque où l’éclairage était très perfectionné. "
Source : Edouard Harlé, La grotte d’Altamira près de Santander (Espagne), Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, t 16. 1881 ,pp.275-283.
Juan Vilanova, lui, écrit :
"L'absence de toute trace de fumée et l’éclairage actuel de la caverne, tout à fait insuffisant pour que l’artiste ait pu faire les dessins et les peintures, ont été invoqués […] pour nier leur ancienneté ; mais […] il ne faut pas oublier la finesse qu’acquiert le sens de la vue chez les gens habitués à vivre, comme les Troglodytes, dans l’obscurité."
Source : Juan Vilanova y Piera, Sur la caverne de Santillana, Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, 11e session, La Rochelle, 1882, Paris, Secrétariat de l’Association, 1883, p. 669-673
Extraite de la couche magdalénienne, la lampe est parfaitement datée par la stratigraphie. De plus, sur l’une de ses faces est gravé un bouquetin semblable à ceux identifiés sur les parois de la grotte. Cette “ lumière ” établit ainsi indirectement la datation des gravures de la Mouthe. Leur ancienneté ne peut plus faire de doute. Emile Rivière savoure son triomphe…
"L'un des arguments auxquels on a eu recours, sans la moindre apparence de raison, pour contester l’ancienneté des gravures de La Mouthe a été, comme vous le savez, l’absence de lumière nécessaire à l’artiste des temps préhistoriques pour son travail. Cet argument invoqué par une personnalité scientifique dont je ne veux pas rappeler le nom, cet argument plusieurs d’entre vous en avait fait facilement justice ici même […].
Et je crois qu’il me sera permis de dire, sans être taxé d’orgueil, que, grâce à la pièce découverte le 29 août dernier à La Mouthe et que j’ai l’honneur de vous montrer, la lumière est faite sur la question de l’éclairage dans cette grotte. Cette pièce est une véritable lampe préhistorique, lampe de l’époque magdalénienne, comme le milieu dans lequel elle a été trouvée le démontre définitivement.
Source : Emile Rivière, La lampe en grès de la grotte de La Mouthe, Bulletin de la Société d’Anthropologie de Paris, 4eme série, t. 10, 1899.
L’art pariétal enfin reconnu !
Deux nouvelles grottes, Combarelles et Font-de-Gaume, parachèvent la démonstration lancée suite aux découvertes des années 1890. L’idée, que l’homme ait pu posséder une culture matérielle primitive tout en développant des préoccupations artistiques élaborées, fait son chemin. E. Cartailhac le sceptique, publie son Mea culpa. Réunie en Congrès à Montauban, la communauté scientifique finit par reconnaître officiellement “ l’art pariétal ”. Celui-ci va enfin trouver sa place dans la connaissance… Et s’imposera comme un des thèmes dominants de l’archéologie préhistorique du XXe siècle.
Le rôle magique de l’art pariétal
La théorie dominante de “ l’art pour l’art ” qui a joué un grand rôle dans le rejet de l’art pariétal perd du crédit au profit d’une autre explication : le rôle magique de l’art paléolithique. Cette dernière, marginalisée depuis qu’elle a été formulée en 1880 à propos de l’art mobilier, retrouve un second souffle. Elle permet de rattacher les œuvres pariétales à des préoccupations quotidiennes de l’homme préhistorique. Car au fond, que sait-on des “ mœurs et pensées ” de nos ancêtres ? Peut-être faut-il voir, comme le suggère certains, dans les œuvres laissées dans les grottes ici et là “ un premier document sur les superstitions préhistoriques ”…
"Les peintures formaient l’objet du culte, qui s’adressait à l’espèce sur laquelle on croyait avoir prise et influence par le fait même de la représentation des individus. […] les cérémonies qu’ils (les hommes préhistoriques) accomplissaient devant ces effigies devaient tendre à assurer la multiplication des Eléphants, des taureaux sauvages, des Chevaux, des Cervidés, qui leur servaient ordinairement de nourriture ; il s’agissait aussi de les attirer en grand nombre dans les environs de la caverne, d’après ce principe de physique sauvage qu’un esprit ou un animal peut être contraint de choisir pour séjour le lieu où a été représenté son corps."
Source : Salomon Reinach, L’art et la magie à propos des peintures et gravures de l’âge du renne, L’Anthropologie, t. 14, 1903, p. 257-266
"L'inutilité de ces gravures pour l’homme préhistorique, ne paraît pas avoir plus de valeur. […] Il est difficile d’en indiquer l’utilité, dans l’ignorance où nous sommes des mœurs et des superstitions primitives. C’est sans preuves sérieuses que nous avons admis l’absence d’idées religieuses rudimentaires chez les populations quaternaires. Les Magdaléniens sont déjà les représentants d’une phase avancée de l’humanité ; ils ont dû se poser des questions de causes, au sujet du monde et des phénomènes naturels au milieu desquels ils vivaient. Que savons-nous des solutions qu’ils ont cru pouvoir donner à ces obscures questions ?… Rien. Les gravures de nos grottes sont, peut-être un premier document sur les superstitions préhistoriques."
Source : Gustave Chauvet, Association française pour l’avancement des sciences, Montauban, Tome.1, 1902.
Mea culpa d’un sceptique
Emile Cartailhac, farouche détracteur de la thèse de l’art pariétal, abandonne peu à peu toute opposition systématique. Les découvertes de Combarelles et de Font-de-Gaume achèvent de le convaincre. Il lance alors un message à la communauté scientifique en publiant son Mea Culpa dans la revue l’Anthropologie. Il y évoque les récentes découvertes et revient longuement sur Altamira. Il fait amende honorable envers la mémoire de Marcelino de Sautuola, décédé en 1888. Preuve de courage et d’honnêteté intellectuelle… Ce Mea Culpa peut aussi être interprété comme une volonté de s’ériger clairement en partisan de l’art pariétal à quelques mois du congrès de Montauban qui doit réunir la communauté scientifique. On peut également y voir l’engagement d’un aîné, décidé à peser de tout son poids dans un débat qui engage l’avenir de sa discipline…
"[…] M. de Santuola me tint au courant de ses découvertes et les publia peu après […] Inutile d’insister sur mes impressions à la vue des dessins de M.de Santuola. C’était absolument nouveau et étrange. Je pris conseil. Une influence qui a été souvent plus heureuse, m’induisit bien vite au scepticisme : “ Prenez garde ! On veut jouer un tour aux préhistoriens français ! ” m’écrivait-on. “ Méfiez-vous des cléricaux Espagnols ”. Et je me méfiai ! […]
Il faut s’incliner devant la réalité d’un fait, et je dois pour ce qui me concerne faire amende honorable à M.de Santuola. Il n’est pas jusqu’à la vue de la belle planche dont nous donnons ici un fac-similé, qui ne soit une révélation du style préhistorique que j’ai eu le tort de méconnaître. Et quant à ces formes étranges qui étonnaient à juste titre M. Harlé […] elles continuent de nous étonner, mais qu’importe ! Nous sommes aujourd’hui plus habitués aux surprises dans le domaine de notre archéologie préhistorique. Notre jeunesse croyait tout savoir, mais les découvertes de MM. Daleau, Rivière, Capitan et Breuil […] nous montrent que notre science, comme les autres, écrit une histoire qui ne sera jamais terminée, mais dont l’intérêt augmente sans cesse."
Source : Emile Cartailhac, Mea culpa d’un sceptique, l’Anthropologie, Tome 13, 1902, p.348-354
Montauban, lieu de la reconnaissance officielle
Le Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences se tient donc à Montauban en août 1902. La section d’anthropologie y présente de nombreux travaux consacrés à la thèse de l’art pariétal. Les communications successives rencontrent un accueil favorable. Dans ce chœur de célébration, Elie Massénat élève sa voix discordante et fait entendre ses objections. Il persiste à penser que ces collègues ont été trompés. Pour lui, les œuvres pariétales sont dues à quelques réfugiés du temps “ des guerres de religion et de l’Empire ”.
"MM. E. Rivière, Capitan et Breuil nous disent : voici des Mammouths, des Rennes, des Antilopes, des Aurochs, etc. Nous demandons si on ne pourrait pas dire : voilà des Eléphants, des Cerfs, des Chèvres, des Taureaux, etc. […]
Pourquoi les grands artistes qui ont sculpté et gravé les si remarquables pièces de Laugerie Basse, et de la Madeleine, ont-ils rompu avec les meilleures traditions pour tracer dans ces grottes des formes apocalyptiques et grotesques ?[…] Pourquoi se sont- ils enfouis dans l’ombre, à plus de deux cents mètres de l’orifice pour cacher leurs œuvres si variées ? Mystère ! La lampe de La Mouthe servait-elle aux Combarelles et à Font-de-Gaume ?[…]
La tradition locale qui a fait de ces grottes des retraites où les gens du pays ont trouvé des asiles sûrs pendant les guerres de religion et de l’Empire permettraient de rapporter à des prisonniers volontaires ces gravures et ces fresques qui nous occupent aujourd’hui. Ils ont grossièrement tracé les animaux connus dans nos campagnes […] N’étant pas artistes, ils ont forcément, grossièrement indiqué les contours sans proportions vraies, sans détails intéressants.
Ces grottes ont été souvent visitées, il n’y a qu’à voir sur les parois les noms, les dates, les inscriptions plus ou moins décentes, les croquis réalistes qui les couvrent pour constater les fréquentes invasions des gens du pays et des touristes. On peut se demander si les croquis, tracés dans une roche calcaire tendre comme aux Combarelles, auraient pu résister au frottement des générations successives depuis l’âge du Renne. […]
Pour nous, nous n’hésitons pas à voir, dans ces représentations des œuvres historiques, même récentes, et nous n’acceptons pas l’interprétation qui veut reporter à l’âge du Renne l’origine, pardonnez-moi l’expression, de ces caricatures d’animaux modernes."
Source : Elie Massénat, Observations sur les dessins et fresques signalés à La Mouthe, Combarelles et Font-de-Gaume (près les Eyzies), Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, 31e session, Montauban, 1902, t. 1.
Son ami de longue date, Emile Cataillhac, lui lance un appel à la raison.
"J'ai écouté avec une vive curiosité la lecture annoncée et tant attendue de M. Massénat. Mon vieil ami me permettra de lui dire que son opposition ne fera que mieux ressortir le mérite des personnes qui ont appelé notre attention sur les gravures et les fresques de nos cavernes. Un peu d’opposition n’a jamais nui aux découvertes et le spirituel exposé de M. Massénat n’empêchera pas les faits d’être certains. J’ai moi-même, il y a vingt ans, douté de l’antiquité préhistorique des fresques d’Altamira, découvertes par M. de Sautuola. J’ai fait, l’autre jour, mon mea culpa public dans la dernière livraison de L’Anthropologie. M. Massénat n’attendra pas si longtemps pour reconnaître à son tour l’exagération de son scepticisme. Nous avons maintenant une assez nombreuse série de grottes avec peintures ou gravures pour que nous nous trouvions dans l’obligation de déclarer qu’il s’agit d’un fait général et du plus haut intérêt pour l’histoire de nos ancêtres de l’âge du Mammouth. J’espère que M ;. Massénat voudra bien se joindre à nous, après-demain, pour visiter les trois grottes principales : la Mouthe, Les Combarelles, Font-de-Gaume."
Source : Emile Cartailhac, Congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, 31e session, Montauban, 1902, t. 1
La session se clôture par une excursion. Le 14 août, les congressistes arrivent en gare des Eyzies pour visiter La Mouthe et Font-de-Gaume. Le lendemain ils se rendent aux Combarelles.
La session du Congrès s’est terminée, pour la section d’Anthropologie, par une excursion aux Eyzies, pour la visite des grottes de la Mouthe, des Combarelles et de Font-de-Gaume […]
Celle-ci présentait d’autant plus d’intérêt pour ses membres que la question, toute d’actualité, des gravures et peintures sur les parois des grottes, avait été l’objet de plusieurs communications et discussions scientifiques pendant la durée du Congrès. L’excursion a eu lieu les jeudi 14 et vendredi 15 août. Les congressistes étant arrivés de Montauban aux Eyzies à 11h du matin, l’après-midi du premier jour a été entièrement consacré à la visite, d’abord, de la grotte de la Mouthe […] Chacun a pu en étudier à son gré les parois gravées et reconnaître la parfaite authenticité des dessins préhistoriques qui les recouvrent […] De la Mouthe, les membres du Congrès se sont dirigés, sur la grotte de Font-de-Gaume qu’ils ont parcourue sur toute sa longueur, étudiant également les gravures et peintures qui décoraient ses parois. À l’unanimité aussi l’antiquité des unes et des autres a été considérée comme authentique.
Il en a été de même de celles qui ont été découvertes sur les parois du couloir gauche de la grotte des Combarelles. […]
Bref, nous croyons pouvoir dire, sans être démenti par aucun d’eux, que l’antiquité paléolithique de tous les dessins gravés et peints des trois grottes de la Mouthe, de Font-de-Gaume et des Combarelles ne laisse désormais aucun doute dans l’esprit de nos collègues. La détermination de l’époque à laquelle ils appartiennent, qui avait été faite par chacun des auteurs de ces découvertes dès le moment même où elles ont eu lieu, soit en 1895, soit en 1901, est donc absolument confirmée ."
Source : Emile Rivière, Congrès de l’Association pour l’avancement des sciences, Montauban, Tome 1, 1902
Cette confrontation directe avec les preuves du débat s’avère capitale. Désormais, le temps des bataille est passé. Celui du consensus est venu. L’art pariétal reconnu, l’archéologie préhistorique ouvre un nouveau chapitre de de son histoire ...
Mon cher ami,
Vous apprendrez avec plaisir que le grand fait de l’ornementation des cavernes par la gravure et la peinture a pris une valeur considérable dans l’histoire des âges paléolithiques.
M. l’abbé Breuil et moi sommes depuis deux semaines en Espagne à étudier, dans la province de Santander, la grotte d’Altamira. L’abbé rapportera à Paris un album étonnant au possible, car cette grotte n’avait été qu’entrevue et tous les jours nous y découvrons des pages nouvelles pour l’histoire de l’art. Les peintures sont grandioses, compliquées, habiles, originales. Les signes innombrables, les graffitis couvrent des surfaces énormes. On discutera longuement sur ce monde extraordinaire révélé par la plus belle des cavernes ornées.
Amitiés.
E. CARTAILHAC .
Source : René Verneau, Les peintures préhistoriques dans les cavernes de l’Espagne, L’Anthropologie, Tome. 13, 1902, p. 683