L'Homme est au cœur même des travaux et des recherches des préhistoriens, qu’il soit considéré d’un point de vue biologique (on parle alors de paléontologie humaine ou d’anthropologie préhistorique), ou du point de vue culturel (on parle alors d’archéologie préhistorique).
Au cours des 150 années de son existence, la science préhistorique a cherché à cerner l’Homme et ses origines en combinant, avec plus ou moins de bonheur, ces deux approches. Pour cela, elle a créé des notions – telles que la "race", "l’industrie", le "précurseur", la "culture", etc. – qu’elles a organisées pour formuler des théories. Ces théories ont été confrontées aux découvertes et ont servi à les interpréter, jusqu’à ce que de nouvelles théories voient le jour, pour interpréter de nouvelles découvertes.
L’homme de l’âge du renne, l’homme du Moustier, le Pithécanthrope, l’homme de Piltdown, Lucy, Neandertal et Cro-Magnon ne sont pas seulement les acteurs – réels ou imaginaires – de nos origines, ce sont aussi les protagonistes d’une aventure scientifique de 150 années qui réservent encore bien des surprises.
Ce dossier a été conçu et rédigé par Noël Coye.
Noël Coye est conservateur du patrimoine au ministère de la Culture et de la Communication à Paris et rattaché à l’UMR 5608 – TRACES de Toulouse Le Mirail. Spécialiste de l’histoire de l’archéologie préhistorique aux XIXe et XXe siècles, il a publié en 1997 aux éditions L’Harmattan, La Préhistoire en parole et en acte. Il s’est notamment intéressé à la construction du discours préhistorien et à ses sources, ainsi qu’à ses déclinaisons dans le domaine de la vulgarisation, et plus particulièrement de l’iconographie. Depuis 2001, il a collaboré à plusieurs reprises avec le Pôle international de préhistoire. Ses travaux ont également abordé les aspects liés aux archives privées des préhistoriens : archives de François Bordes et Denise de Sonneville-Bordes (Service régional de l’archéologie d’Aquitaine, Bordeaux) et programme de recherche sur les « Archives Henri Breuil » qui s’est prolongé en 2006 par une exposition et la parution d’un ouvrage sous sa direction aux éditions Somogy : Sur les chemins de la préhistoire, l’abbé Breuil du Périgord à l’Afrique du Sud. Plus récemment, il a élargi son étude de la vulgarisation archéologique aux collections et pratiques muséographiques du XIXe siècle (en collaboration avec le musée d’archéologie méditerranéenne à Marseille et le Laténium, Hauterive-Neuchâtel, Suisse).
Une certaine image de l'Homme
L'image source : Emile Bayard : « Une famille à l’âge du renne » ; gravure extraite de L’Homme primitif, de Louis Figuier, Hachette, 1873.
"Cette planche résume les traits principaux de la physionomie et de l’habitude humaines à l’époque du renne. Au premier plan est un homme qui aiguise la pointe d’une hache en silex ; sur le second plan est un chasseur, portant sa pique de silex, son arc et ses flèches. Près de lui, sa femme revêtue de ses parures et ornements. Ils portent tous un costume de peaux de renne".
PRÉSENTATION ET DESCRIPTION
En 1870, la librairie Hachette publie le 9e volume du "Tableau de la Nature", collection à l’usage de la jeunesse. Le titre de cet ouvrage est L’Homme primitif, rédigé par le journaliste scientifique Louis Figuier. Cet ouvrage dont le but est de "rassembler les faits connus concernant les mœurs et les usages de l’homme pendant les temps antérieurs à la tradition et à l’histoire" devait remporter un énorme succès auprès du public et faire l’objet de nombreuses rééditions.
Pourvu d’une abondante illustration, il comporte notamment 40 "scènes de la vie primitive" dessinées par Emile Bayard. Ces gravures eurent un impact très important sur l’imaginaire collectif de la préhistoire. Elles concoururent notamment à imposer une certaine image de l’homme préhistorique qui rendait visible les théories des savants tout en témoignant d’une familiarité séduisante aux yeux du public.
Louis Figuier (1819-1894)
Journaliste scientifique et vulgarisateur français, né à Montpellier (Hérault), décédé à Paris. Issu d’une famille de notables comptant de nombreux pharmaciens, Louis Figuier est admis au grade de Docteur en médecine à la faculté de Montpellier en 1841. Il gagne alors Paris pour y poursuivre des études de chimie, mais après son échec à l’agrégation de médecine retourne à Montpellier où il devient en 1846 chargé de cours à l’Ecole de pharmacie. Quatre ans plus tard, devenu docteur ès sciences physiques de la faculté de Toulouse, il gagne à nouveau Paris, connaît un deuxième échec à l’agrégation de médecine mais réussit, en 1853, l’agrégation de l’Ecole supérieure de pharmacie. Il devient professeur dans cette école, tout en collaborant à La Presse, en tant que rédacteur scientifique. Ses travaux sur la fonction glycogénique du foie le conduisent à s’opposer à Claude Bernard (1813-1878), opposition académique qui tournera en sa défaveur : Figuier doit renoncer à sa chaire et va dès lors se consacrer pleinement à la vulgarisation.
Il collabore en tant que journaliste scientifique à de nombreuses publications parmi lesquelles La Presse, La France, La Nature, La Revue des Deux Mondes, La Lumière électrique… Il fonde également deux revues : L’Année scientifique et industrielle chez Hachette et La Science illustrée. Les articles parus dans ces différents périodiques lui fournissent alors la matière d’ouvrages de compilation au thème souvent générique, découpés à leur tour pour fournir la matière d’ouvrages spécialisés. Louis Figuier a également rédigé de nombreux volumes originaux, comme les dix tomes composant la collection "Tableau de la Nature" et publiés entre 1862 et 1872.
Abordant tous les domaines de la science, l’œuvre du vulgarisateur Louis Figuier se développe dans un double souci d’exhaustivité et d’actualité. L’auteur s’attache à retracer l’origine des inventions et la marche de la connaissance dans les secteurs scientifiques et industriels en pointe à son époque : la photographie, les aérostats, le téléphone… et, bien sûr, l’électricité. C’est à ce titre que l’auteur s’est logiquement intéressé à la toute jeune science préhistorique.
L’inépuisable activité de Louis Figuier témoigne de son adhésion à l’utopie scientiste qui anime le XIXe siècle. Le journaliste scientifique doit jouer le rôle de médiateur entre le monde savant et le public. Il doit répandre la foi dans le progrès et œuvrer activement à ce que l’auteur appelle "la révolution par la science".
Auteur de très nombreux ouvrages, presque tous critiqués par les scientifiques mais plébiscités par les lecteurs, Louis Figuier a acquis par la vulgarisation fortune, célébrité et reconnaissance sociale, toutes choses que la carrière universitaire lui avait refusées.
Emile Bayard (1837-1891)
Peintre et illustrateur français, né à La Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne), décédé au Caire (Egypte). Elève du peintre Léon Cogniet (1794-1880), Emile Bayard s’est d’abord consacré à la peinture de portraits et de tableaux hippiques. Dès l’âge de 15 ans, il publie des dessins dans des journaux sous le nom d’Abel de Miray. Par la suite, il collabore avec quelques grands titres de la presse illustrée de son époque : Le Petit Journal, Le Journal pour rire, Le Tour du monde, L’Illustration, Le Journal des Voyages, La Semaine des Familles, Le Journal de la Jeunesse…
Il travaille également pour les principaux éditeurs du livre de jeunesse. Il illustre ainsi pour Hetzel plusieurs romans de Jules Verne(1828-1905): De la terre à la lune, Autour de la lune, Un drame dans les airs ainsi que le Sans famille d’Hector Malot (1830-1907).
A partir du début des années 1860, il travaille régulièrement pour Hachette, illustrant aussi bien des ouvrages de fiction que de vulgarisation scientifique. Dans le domaine de la fiction, il a illustré plusieurs romans de la Comtesse de Ségur, née Rostopchine (1799-1874) publiés dans la Bibliothèque rose : Le général Dourakine (1863), François le bossu (1864), Comédies et Proverbes (1865), Quel amour d’enfant ! (1866), Le mauvais génie (1867) et Après la pluie le beau temps (1871). Dans le domaine de la vulgarisation scientifique, il a participé à plusieurs collections dont le "Tableau de la Nature" avec L’Homme primitif de Louis Figuier et la "Bibliothèque des merveilles".
Emile Bayard fut également un des illustrateurs de prédilection de Victor Hugo (1802-1885). Son crayon a fixé, dans l’esprit de plusieurs générations de lecteurs, les traits des principaux personnages des Misérables.
L’homme et l’animal
Les gravures réalisées par Emile Bayard pour L’Homme primitif de Louis Figuier insistent très souvent sur la proximité entre l’homme et l’animal. Sur cette gravure, deux hommes sont en train de dépouiller un cervidé (cerf ou renne) qu’ils ont abattu. Au sommet de la roche qui abrite la demeure des hommes et à l’arrière-plan à droite de la gravure, on aperçoit des ours, placidement installés et sans rapport direct avec la scène de retour de chasse. La présence de ces animaux est ici purement documentaire. Le propos est de situer clairement la scène à l’époque du Grand Ours.
Cette proximité entre l’homme et l’animal rappelle que la fondation de la préhistoire s’est faite dans les années 1850 grâce à la question de l’ancienneté de l’homme. Cette ancienneté avait alors été établie par l’observation de la présence, dans les mêmes couches de terrain, d’ossements d’animaux fossiles – c’est-à-dire disparus – et de traces humaines : ossements et outils. Cette association stratigraphique montrait ainsi la coexistence de l’homme et de ces animaux disparus. C’est cette même coexistence, cette même contemporanéité que montre la gravure d’Emile Bayard.
La classification paléontologique d’Edouard Lartet
La contemporanéité entre l’homme et l’animal trouve en 1861 un terrain d’application privilégié dans la classification paléontologique mise au point par Edouard Lartet.
A la suite de ses fouilles dans la grotte d’Aurignac (Haute-Garonne), Edouard Lartet établit une division des temps quaternaires fondée sur l’abondance relative des espèces animales et sur leur ordre de disparition. Il crée ainsi une classification paléontologique qui ordonne quatre âges. Ces derniers ont pour but de fixer l’âge relatif des stations où l’homme a été en rapport direct avec telle ou telle autre espèce animale. L’homme est ainsi intégré au temps de la paléontologie par le biais de l’association stratigraphique. La caractéristique principale de la classification paléontologique de Lartet est d’apparaître nettement à première vue comme une application affinée de ce principe.
C’est à cette classification que l’ouvrage de Louis Figuier se réfère pour le découpage de ses chapitres. C’est également elle qui a inspiré certains canons de représentation de l’homme préhistorique.
La théorie mongoloïde de Franz Pruner-Bey
Mais l’homme préhistorique d’Emile Bayard et Louis Figuier ne se réfère pas seulement à la classification paléontologique d’Edouard Lartet. Il doit beaucoup à un théorie anthropologique qui se développe à partir de la deuxième moitié des années 1860 : la théorie mongoloïde de l’anthropologue Franz Pruner-Bey.
A l’issue d’une étude anatomique et ethnographique comparant les populations préhistoriques et les populations vivantes, Franz Pruner-Bey propose en 1866 de distinguer un groupe de "races" qu’il dénomme "touraniennes" ou "mongoloïdes". Ces "races", occupant à son époque l’extrême Nord de l’Europe et de l’Asie ainsi que le Nouveau Monde seraient composées des descendants directs de l’ancienne "race" paléontologique de l’Europe. Cette prétendue parenté viendrait à l’appui du comparatisme ethnographique consistant à rapprocher l’industrie des stations sous abris de celle des Esquimaux et des Lapons.
En 1870, Ernest-Théodore Hamy exprime parfaitement cette idée de similitude entre populations préhistoriques et actuelles, en écrivant : "par leurs mœurs et par leurs usages, ainsi que par leur matériel industriel et artistique, les Hyperboréens actuels paraissent donc voisins des Troglodytes de notre pays".
Analyse de l'image source : Discours savant et familiarité
L’homme préhistorique de Louis Figuier et Emile Bayard incarne la théorie mongoloïde de Franz Pruner-Bey et constitue un terrain d’action privilégié pour le comparatisme ethnographique. Cet homme possède les traits anatomiques des populations du Grand Nord ainsi que leur costume fait de peaux d’animaux. Sur ce substrat laponoïde, certains éléments de l’illustration comme la coiffure du personnage tenant la lance ou la hutte à l’arrière-plan rappelle également des emprunts aux Indiens d’Amérique du Nord.
Ces éléments directement hérités du discours scientifique sont toutefois combinés avec une composition générale de la gravure qui rapproche ces hommes de l’univers familier du lecteur. C’est une famille qui est ici représentée : un couple légitime pourvu d’un enfant – comme nous le dit le commentaire de l’illustration – et un troisième personnage sans doute lié avec ce couple. Les hommes s’occupent des outils et des armes ; ce sont un artisan et un chasseur dont l’industrie assure la subsistance de la famille. Située derrière les deux hommes, la femme marque sa position subalterne. Dans l’ombre du chasseur, elle échange un regard avec l’homme assis. Et l’on ne saurait dire de qui elle est la compagne, si la légende de l’illustration ne nous apprenait que c’est l’épouse du chasseur. Dans un contexte fin de siècle, ce ménage à trois a dû faire songer certains lecteurs : les aléas de la vie bourgeoise, tournés en ridicule sur les scènes de Cafés Concerts, étaient donc déjà de mise aux temps préhistoriques. La femme était déjà partagée entre son rôle de mère et d’épouse et la coquetterie. Parée de bijoux et portant son enfant dans le dos ; son domaine est celui de la séduction et de l’éducation. La reconstitution savante se pare ainsi d’un air de familiarité propre à assurer l’identification du lecteur avec son lointain ancêtre.
Repères
De la race aux gênes
Jusque dans les années 1950, l’anthropologie physique européenne a fait un large usage du concept de "race", appliqué aux populations préhistoriques comme aux populations contemporaines. On ne peut donc développer de travaux historiques sur la préhistoire des XIXe et XXe siècles sans être confronté à ce concept.
Les bases du "racisme scientifique"
Le concept de "race" fut parfaitement adapté à une science qui s’attachait à comprendre l’espèce humaine à travers son classement. Pour cela, il s’agissait d’établir des catégories, de les organiser et de les hiérarchiser. De nombreuses données anatomiques étaient recueillies sur le squelette, grâce à un arsenal compliqué de mensurations, mais également, pour les populations vivantes, sur l’ensemble du corps : couleur de la peau, des yeux, pilosité, ... Ces données étaient ensuite regroupées pour définir des types auxquels on donnait le nom de "race". Ces races étaient ensuite organisées en tableau pour décrire l’espèce humaine, passée et actuelle. A ce stade, les anthropologues distinguait des "races supérieures" et "inférieures" ; c’est ce que l’on appelle le "racisme scientifique" – qui est en vérité une science raciste – qui a connu les pires applications politiques. Les dérives du "racisme scientifique" ne constituent pourtant pas les seules causes du rejet du concept de race par l’anthropologie actuelle. Ce rejet est avant tout dû à l’inefficacité de ce concept forgé de toutes pièces au XIXe siècle et inapte à rendre compte de la diversité humaine, telle que la génétique la décrit.
L’unité génétique de l’espèce humaine
Les classifications biologiques regroupent sous le terme d’"espèce" toutes les populations interfécondes et dont la descendance peut elle-même se reproduire. Au sein de chaque espèce, on regroupe sous le terme de "race" les individus possédant en propre certains gènes. C’est la présence de ces gènes particuliers qui va assurer la perpétuation des caractères morphologiques et physiologiques propres à la race (que l’on pense par exemple aux races animales ou végétales fabriquées et stabilisées grâce à la sélection artificielle).
Ces notions peuvent être appliquées à l’homme. L’humanité constitue bien une espèce : toutes les populations qui la composent sont interfécondes. Aucune d’entre elles ne possède toutefois exclusivement de gènes propres. Les différences anatomiques que l’on perçoit, entre deux individus d’origines géographiques proches ou éloignées, ne sont que l’expression plus ou moins forte de gènes communs. Cette mixité génétique est sans doute à mettre en relation avec l’origine relativement récente de l’espèce humaine (entre 200 000 et 100 000 ans seulement pour Homo sapiens). Elle interdit en tout cas d’établir des coupures pertinentes au sein de l’espèce : il n’existe pas de races humaines.
Cultures et chronologie
La première moitié du XXe siècle est marquée par une profonde refonte des méthodes et des concepts de la préhistoire qui conduira, dans les années 1950, à la formulation des notions qui sont en grande partie encore les nôtres. Remplaçant les notions d’"époque" et d’"industrie" du XIXe siècle, le concept de "culture" constitue un des éléments de base de la préhistoire actuelle.
Une culture préhistorique peut se définir comme l’association d’un certain nombre d’éléments de la culture matérielle d’une population présentant des caractères communs, stables et particuliers. Une culture préhistorique pourra ainsi être caractérisée par des types d’objets, des techniques, des modes d’habitat, de sépulture… L’assemblage de ces éléments permet de constituer des ensembles pratiques pour classer la diversité préhistorique. Il ne faut toutefois pas vouloir voir dans ce découpage commode l’expression directe d’une réalité ancienne. Chaque culture doit en outre être définie géographiquement et chronologiquement. Le lien entre culture et chronologie est cependant complexe. Certaines cultures, dont l’aire de répartition est très étendue, peuvent ainsi apparaître à des dates différentes en des lieux éloignés.
Contrairement au XIXe siècle qui pensait que le développement des outillages obéissait à un processus commun à l’ensemble du monde, nous savons aujourd’hui que les processus préhistoriques sont d’ampleur régionale. D’où la nécessité d’élaborer des chronologies relatives et absolues permettant de recaler les cultures entre elles. Il existe plusieurs chronologies du Quaternaire. En Europe occidentale, la plus utilisée est celle établie au début du siècle par Penck et Brückner et complétée par des travaux plus récents. Etablie à partir de l’étude des formations fluvio-glaciaire des Alpes, cette chronologie retrace cinq grandes glaciations – Donau, Gunz, Mindel, Riss et Würm – séparées par des inter-glaciaires, périodes de réchauffement relatif. Ces grandes divisions chronologiques ont été affinées et recalées sur une échelle des temps absolus grâce aux méthodes de datations développées à partir de 1950: radiocarbone, thermoluminescence, méthode du potassium-argon, ...
L'Homme et la culture matérielle (en cours de construction)
L'image source
« Paris : Hôtel des Invalides, Musée de l’armée. Costumes de guerre, âges préhistoriques. Type de La Madeleine, Type du Moustier » ; carte postale, Saarbrücken, Universität des Saarlandes, Institut für Vor-und Frühgeschichte- (fonds Mortillet)
PRÉSENTATION ET DESCRIPTION
Le développement de la préhistoire dans les quarante dernières années du XIXe siècle s’accompagne d’un effort de diffusion auprès du public auquel participent de nombreux savants. Dès 1867, des vitrines de vestiges anthropologiques et préhistoriques sont présentées à l’Exposition Universelle de Paris. Cette même année, le Musée des Antiquités Nationales est inauguré dans le château de Saint-Germain-en-Laye. Musées et collections – publics ou privés – constituent d’ailleurs alors des acteurs particulièrement importants de la recherche et de la diffusion de la préhistoire.
Il n’est donc pas étonnant que le Musée de l’armée de Paris, implanté dans l’Hôtel des Invalides, ait fait figurer, parmi ses collections d’armes et d’uniformes, des mannequins représentant des "costumes de guerre" préhistoriques. Ces reconstitutions font référence à des notions scientifiques qui se répandent dans le milieu de la préhistoire à partir des années 1870. Elles mettent en avant le rôle prépondérant joué par les productions matérielles – outils, armes, objets d’art et de parure – dans la reconstruction du passé humain.
La classification industrielle de Gabriel de Mortillet
En 1869, Gabriel de Mortillet propose de remplacer la classification paléontologique des temps préhistoriques par un système qui lui semble mieux adapté : la classification industrielle, c’est-à-dire une classification fondée sur les outillages. Ce système, Mortillet l’a élaboré en examinant une grande quantité d’objets, puisqu’il avait été chargé de classer les collections présentées lors de l’Exposition universelle de 1867 ainsi que les collections du Musée des Antiquités Nationales.
La classification ainsi construite présente deux règnes divisés en époques.
Chaque époque est caractérisée par un – ou au maximum deux – type(s) d’outil, et a reçu le nom du gisement où le type avait été reconnu le premier. Par la suite, ces noms seront déclinés sous la forme d’adjectifs, conformément aux règles de nomenclature utilisées en géologie ; époque du Moustier deviendra ainsi époque moustérienne, etc.
L’idée générale qui sous-tend la classification industrielle est le perfectionnement de l’outillage, par l’affinement des techniques de taille du silex dans un premier temps (Règne de la pierre), puis par la mise en œuvre des matières dures animales dans un second temps (Règne de l’os). L’évolution des outillages est cependant conçue comme parfaitement continue : chaque industrie dérive insensiblement de celle qui l’a précédée et ne résulte que d’une adaptation à des besoins nouveaux. La succession des industries paléolithiques suit un processus d’évolution graduelle et linéaire qui obéit à la "loi du progrès".
Outils et armes
Sur ces gravures inspirées des mannequins du Musée des Invalides, les hommes du Moustier et de La Madeleine présentent de nombreuses analogies. Ces ressemblances sont nombreuses, tenant à leur attitude, leur physionomie, ainsi que leur accoutrement. Ce qui les différencie et permet de les identifier, ce sont les outils et les armes qu’ils tiennent à la main, conformément au système de la classification industrielle.
L’homme du Moustier tient une lance dont on ne voit pas l’extrémité, et surtout possède dans sa main droite la pointe moustérienne, ici emmanchée, qui est le fossile directeur de l’époque du Moustier dans la classification industrielle.
L’homme de La Madeleine présente un équipement plus fourni : harpon barbelé et sagaie, tous deux emmanchés sur de longues hampes dans la main gauche, bâton percé – alors désigné sous l’appellation de bâton de commandement – dans la main droite. Un long poignard est coincé dans sa ceinture et un collier de coquillages et de dents orne sa poitrine. L’ensemble des objets qui le caractérise est ainsi dérivé des matières dures animales, ce qui nous rappelle que dans la classification industrielle, l’époque de La Madeleine représente l’apogée du règne de l’os.
Les artistes préhistoriques
Au Paléolithique supérieur, le développement du travail des matières osseuses s’accompagne de l’apparition d’objets décorés, parfois sans utilité pratique évidente. Ces objets d’art mobilier ont attiré l’attention des premiers préhistoriens par leur qualité esthétique évidente. La place de ces témoignages artistiques dans le schéma d’évolution des industries reste cependant soumise à une lecture étroitement évolutionniste des préoccupations de l’homme préhistorique. Ce dernier témoigne d’une intelligence pratique qui lui permet de trouver sans cesse des réponses ingénieuses à ses besoins immédiats. Il ne saurait cependant manifester de réelles préoccupations intellectuelles ni des capacités d’abstraction : tout sentiment artistique – dans sa dimension transcendante – est nettement au-dessus de ses capacités mentales.
L’art mobilier est alors interprété comme un art ludique, le résultat d’une activité de délassement à laquelle l’homme s’adonne au retour d’une chasse heureuse. C’est bien cette hypothèse qui est représentée sur cette gravure : on y voit un sculpteur exhiber de façon un peu puérile – comme un enfant satisfait de son modelage – une statuette humaine (dans laquelle on reconnaît la statuette en ivoire de mammouth, découverte à Laugerie-Basse (Dordogne). Les autres personnages sont également désœuvrés : la femme promène les enfants et le chasseur se repose, après avoir accroché son arc dans l’arbre.
ANALYSE DE L'IMAGE SOURCE
Les guerriers du quotidien
Les mannequins préhistoriques du Musée des Invalides sont ainsi des représentations caractéristiques d’hommes préhistoriques des années 1870/1880. Présentés somme des guerriers – "Costumes de guerre", dit la légende –, ils sont donc l’objet d’une appropriation de la part de personnes intéressées par l’histoire militaire. Il faut y voir le signe d’une grande popularité de la préhistoire qui devient alors un domaine que l’on doit aborder si l’on veut traiter une question à fond. Les valeurs de la société du XIXe siècle doivent trouver leur origine dans les temps lointains, selon l’idée naïve que l’ancienneté légitime la valeur. Le Musée des armées va donc chercher les origines de la guerre aux temps préhistoriques, c’est-à-dire à une époque où, dans la conception du XIXe siècle, les limites entre chasse et guerre sont mal définies.
Mais, cette appropriation n’est pas seulement le résultat d’un manque de rigueur. Elle prend un sens particulier par sa référence au système illustré par la classification industrielle. L’intérêt pour les outillages des peuples primitifs – préhistoriques ou contemporains de l’homme du XIXe siècle – doit être rattaché aux préoccupations apparues au XVIIIe siècle dans l’esprit de l’Encyclopédie. C’est alors que les objets et les techniques de la vie quotidienne deviennent dignes d’intérêt et d’étude. Au XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où la révolution industrielle prend son essor, l’intérêt pour les techniques devient un enjeu économique. Les industries préhistoriques sont alors intégrées à un discours sur le progrès. La présence de la préhistoire aux Expositions universelles va dans ce sens : la juxtaposition des humbles outils préhistoriques et des inventions les plus audacieuses de la science moderne frappent les esprits en témoignant du chemin parcouru dans la voie du progrès technique.
Or ce progrès technique est considéré comme la première étape sur le chemin du progrès social et moral. Le développement industriel constituerait ainsi une lutte contre le passéisme et la stagnation. L’homme préhistorique qui a initié ce grand mouvement évolutif peut alors être perçu comme un guerrier du quotidien ; ses outils sont des armes contre l’ignorance et l’obscurantisme.
Repère 7 – Cultures et chronologie