Une certaine image de l'Homme
L'image source : Emile Bayard : « Une famille à l’âge du renne » ; gravure extraite de L’Homme primitif, de Louis Figuier, Hachette, 1873.
"Cette planche résume les traits principaux de la physionomie et de l’habitude humaines à l’époque du renne. Au premier plan est un homme qui aiguise la pointe d’une hache en silex ; sur le second plan est un chasseur, portant sa pique de silex, son arc et ses flèches. Près de lui, sa femme revêtue de ses parures et ornements. Ils portent tous un costume de peaux de renne".
PRÉSENTATION ET DESCRIPTION
En 1870, la librairie Hachette publie le 9e volume du "Tableau de la Nature", collection à l’usage de la jeunesse. Le titre de cet ouvrage est L’Homme primitif, rédigé par le journaliste scientifique Louis Figuier. Cet ouvrage dont le but est de "rassembler les faits connus concernant les mœurs et les usages de l’homme pendant les temps antérieurs à la tradition et à l’histoire" devait remporter un énorme succès auprès du public et faire l’objet de nombreuses rééditions.
Pourvu d’une abondante illustration, il comporte notamment 40 "scènes de la vie primitive" dessinées par Emile Bayard. Ces gravures eurent un impact très important sur l’imaginaire collectif de la préhistoire. Elles concoururent notamment à imposer une certaine image de l’homme préhistorique qui rendait visible les théories des savants tout en témoignant d’une familiarité séduisante aux yeux du public.
Louis Figuier (1819-1894)
Journaliste scientifique et vulgarisateur français, né à Montpellier (Hérault), décédé à Paris. Issu d’une famille de notables comptant de nombreux pharmaciens, Louis Figuier est admis au grade de Docteur en médecine à la faculté de Montpellier en 1841. Il gagne alors Paris pour y poursuivre des études de chimie, mais après son échec à l’agrégation de médecine retourne à Montpellier où il devient en 1846 chargé de cours à l’Ecole de pharmacie. Quatre ans plus tard, devenu docteur ès sciences physiques de la faculté de Toulouse, il gagne à nouveau Paris, connaît un deuxième échec à l’agrégation de médecine mais réussit, en 1853, l’agrégation de l’Ecole supérieure de pharmacie. Il devient professeur dans cette école, tout en collaborant à La Presse, en tant que rédacteur scientifique. Ses travaux sur la fonction glycogénique du foie le conduisent à s’opposer à Claude Bernard (1813-1878), opposition académique qui tournera en sa défaveur : Figuier doit renoncer à sa chaire et va dès lors se consacrer pleinement à la vulgarisation.
Il collabore en tant que journaliste scientifique à de nombreuses publications parmi lesquelles La Presse, La France, La Nature, La Revue des Deux Mondes, La Lumière électrique… Il fonde également deux revues : L’Année scientifique et industrielle chez Hachette et La Science illustrée. Les articles parus dans ces différents périodiques lui fournissent alors la matière d’ouvrages de compilation au thème souvent générique, découpés à leur tour pour fournir la matière d’ouvrages spécialisés. Louis Figuier a également rédigé de nombreux volumes originaux, comme les dix tomes composant la collection "Tableau de la Nature" et publiés entre 1862 et 1872.
Abordant tous les domaines de la science, l’œuvre du vulgarisateur Louis Figuier se développe dans un double souci d’exhaustivité et d’actualité. L’auteur s’attache à retracer l’origine des inventions et la marche de la connaissance dans les secteurs scientifiques et industriels en pointe à son époque : la photographie, les aérostats, le téléphone… et, bien sûr, l’électricité. C’est à ce titre que l’auteur s’est logiquement intéressé à la toute jeune science préhistorique.
L’inépuisable activité de Louis Figuier témoigne de son adhésion à l’utopie scientiste qui anime le XIXe siècle. Le journaliste scientifique doit jouer le rôle de médiateur entre le monde savant et le public. Il doit répandre la foi dans le progrès et œuvrer activement à ce que l’auteur appelle "la révolution par la science".
Auteur de très nombreux ouvrages, presque tous critiqués par les scientifiques mais plébiscités par les lecteurs, Louis Figuier a acquis par la vulgarisation fortune, célébrité et reconnaissance sociale, toutes choses que la carrière universitaire lui avait refusées.
Emile Bayard (1837-1891)
Peintre et illustrateur français, né à La Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne), décédé au Caire (Egypte). Elève du peintre Léon Cogniet (1794-1880), Emile Bayard s’est d’abord consacré à la peinture de portraits et de tableaux hippiques. Dès l’âge de 15 ans, il publie des dessins dans des journaux sous le nom d’Abel de Miray. Par la suite, il collabore avec quelques grands titres de la presse illustrée de son époque : Le Petit Journal, Le Journal pour rire, Le Tour du monde, L’Illustration, Le Journal des Voyages, La Semaine des Familles, Le Journal de la Jeunesse…
Il travaille également pour les principaux éditeurs du livre de jeunesse. Il illustre ainsi pour Hetzel plusieurs romans de Jules Verne(1828-1905): De la terre à la lune, Autour de la lune, Un drame dans les airs ainsi que le Sans famille d’Hector Malot (1830-1907).
A partir du début des années 1860, il travaille régulièrement pour Hachette, illustrant aussi bien des ouvrages de fiction que de vulgarisation scientifique. Dans le domaine de la fiction, il a illustré plusieurs romans de la Comtesse de Ségur, née Rostopchine (1799-1874) publiés dans la Bibliothèque rose : Le général Dourakine (1863), François le bossu (1864), Comédies et Proverbes (1865), Quel amour d’enfant ! (1866), Le mauvais génie (1867) et Après la pluie le beau temps (1871). Dans le domaine de la vulgarisation scientifique, il a participé à plusieurs collections dont le "Tableau de la Nature" avec L’Homme primitif de Louis Figuier et la "Bibliothèque des merveilles".
Emile Bayard fut également un des illustrateurs de prédilection de Victor Hugo (1802-1885). Son crayon a fixé, dans l’esprit de plusieurs générations de lecteurs, les traits des principaux personnages des Misérables.
L’homme et l’animal
Les gravures réalisées par Emile Bayard pour L’Homme primitif de Louis Figuier insistent très souvent sur la proximité entre l’homme et l’animal. Sur cette gravure, deux hommes sont en train de dépouiller un cervidé (cerf ou renne) qu’ils ont abattu. Au sommet de la roche qui abrite la demeure des hommes et à l’arrière-plan à droite de la gravure, on aperçoit des ours, placidement installés et sans rapport direct avec la scène de retour de chasse. La présence de ces animaux est ici purement documentaire. Le propos est de situer clairement la scène à l’époque du Grand Ours.
Cette proximité entre l’homme et l’animal rappelle que la fondation de la préhistoire s’est faite dans les années 1850 grâce à la question de l’ancienneté de l’homme. Cette ancienneté avait alors été établie par l’observation de la présence, dans les mêmes couches de terrain, d’ossements d’animaux fossiles – c’est-à-dire disparus – et de traces humaines : ossements et outils. Cette association stratigraphique montrait ainsi la coexistence de l’homme et de ces animaux disparus. C’est cette même coexistence, cette même contemporanéité que montre la gravure d’Emile Bayard.
La classification paléontologique d’Edouard Lartet
La contemporanéité entre l’homme et l’animal trouve en 1861 un terrain d’application privilégié dans la classification paléontologique mise au point par Edouard Lartet.
A la suite de ses fouilles dans la grotte d’Aurignac (Haute-Garonne), Edouard Lartet établit une division des temps quaternaires fondée sur l’abondance relative des espèces animales et sur leur ordre de disparition. Il crée ainsi une classification paléontologique qui ordonne quatre âges. Ces derniers ont pour but de fixer l’âge relatif des stations où l’homme a été en rapport direct avec telle ou telle autre espèce animale. L’homme est ainsi intégré au temps de la paléontologie par le biais de l’association stratigraphique. La caractéristique principale de la classification paléontologique de Lartet est d’apparaître nettement à première vue comme une application affinée de ce principe.
C’est à cette classification que l’ouvrage de Louis Figuier se réfère pour le découpage de ses chapitres. C’est également elle qui a inspiré certains canons de représentation de l’homme préhistorique.
La théorie mongoloïde de Franz Pruner-Bey
Mais l’homme préhistorique d’Emile Bayard et Louis Figuier ne se réfère pas seulement à la classification paléontologique d’Edouard Lartet. Il doit beaucoup à un théorie anthropologique qui se développe à partir de la deuxième moitié des années 1860 : la théorie mongoloïde de l’anthropologue Franz Pruner-Bey.
A l’issue d’une étude anatomique et ethnographique comparant les populations préhistoriques et les populations vivantes, Franz Pruner-Bey propose en 1866 de distinguer un groupe de "races" qu’il dénomme "touraniennes" ou "mongoloïdes". Ces "races", occupant à son époque l’extrême Nord de l’Europe et de l’Asie ainsi que le Nouveau Monde seraient composées des descendants directs de l’ancienne "race" paléontologique de l’Europe. Cette prétendue parenté viendrait à l’appui du comparatisme ethnographique consistant à rapprocher l’industrie des stations sous abris de celle des Esquimaux et des Lapons.
En 1870, Ernest-Théodore Hamy exprime parfaitement cette idée de similitude entre populations préhistoriques et actuelles, en écrivant : "par leurs mœurs et par leurs usages, ainsi que par leur matériel industriel et artistique, les Hyperboréens actuels paraissent donc voisins des Troglodytes de notre pays".
Analyse de l'image source : Discours savant et familiarité
L’homme préhistorique de Louis Figuier et Emile Bayard incarne la théorie mongoloïde de Franz Pruner-Bey et constitue un terrain d’action privilégié pour le comparatisme ethnographique. Cet homme possède les traits anatomiques des populations du Grand Nord ainsi que leur costume fait de peaux d’animaux. Sur ce substrat laponoïde, certains éléments de l’illustration comme la coiffure du personnage tenant la lance ou la hutte à l’arrière-plan rappelle également des emprunts aux Indiens d’Amérique du Nord.
Ces éléments directement hérités du discours scientifique sont toutefois combinés avec une composition générale de la gravure qui rapproche ces hommes de l’univers familier du lecteur. C’est une famille qui est ici représentée : un couple légitime pourvu d’un enfant – comme nous le dit le commentaire de l’illustration – et un troisième personnage sans doute lié avec ce couple. Les hommes s’occupent des outils et des armes ; ce sont un artisan et un chasseur dont l’industrie assure la subsistance de la famille. Située derrière les deux hommes, la femme marque sa position subalterne. Dans l’ombre du chasseur, elle échange un regard avec l’homme assis. Et l’on ne saurait dire de qui elle est la compagne, si la légende de l’illustration ne nous apprenait que c’est l’épouse du chasseur. Dans un contexte fin de siècle, ce ménage à trois a dû faire songer certains lecteurs : les aléas de la vie bourgeoise, tournés en ridicule sur les scènes de Cafés Concerts, étaient donc déjà de mise aux temps préhistoriques. La femme était déjà partagée entre son rôle de mère et d’épouse et la coquetterie. Parée de bijoux et portant son enfant dans le dos ; son domaine est celui de la séduction et de l’éducation. La reconstitution savante se pare ainsi d’un air de familiarité propre à assurer l’identification du lecteur avec son lointain ancêtre.
Repères
De la race aux gênes
Jusque dans les années 1950, l’anthropologie physique européenne a fait un large usage du concept de "race", appliqué aux populations préhistoriques comme aux populations contemporaines. On ne peut donc développer de travaux historiques sur la préhistoire des XIXe et XXe siècles sans être confronté à ce concept.
Les bases du "racisme scientifique"
Le concept de "race" fut parfaitement adapté à une science qui s’attachait à comprendre l’espèce humaine à travers son classement. Pour cela, il s’agissait d’établir des catégories, de les organiser et de les hiérarchiser. De nombreuses données anatomiques étaient recueillies sur le squelette, grâce à un arsenal compliqué de mensurations, mais également, pour les populations vivantes, sur l’ensemble du corps : couleur de la peau, des yeux, pilosité, ... Ces données étaient ensuite regroupées pour définir des types auxquels on donnait le nom de "race". Ces races étaient ensuite organisées en tableau pour décrire l’espèce humaine, passée et actuelle. A ce stade, les anthropologues distinguait des "races supérieures" et "inférieures" ; c’est ce que l’on appelle le "racisme scientifique" – qui est en vérité une science raciste – qui a connu les pires applications politiques. Les dérives du "racisme scientifique" ne constituent pourtant pas les seules causes du rejet du concept de race par l’anthropologie actuelle. Ce rejet est avant tout dû à l’inefficacité de ce concept forgé de toutes pièces au XIXe siècle et inapte à rendre compte de la diversité humaine, telle que la génétique la décrit.
L’unité génétique de l’espèce humaine
Les classifications biologiques regroupent sous le terme d’"espèce" toutes les populations interfécondes et dont la descendance peut elle-même se reproduire. Au sein de chaque espèce, on regroupe sous le terme de "race" les individus possédant en propre certains gènes. C’est la présence de ces gènes particuliers qui va assurer la perpétuation des caractères morphologiques et physiologiques propres à la race (que l’on pense par exemple aux races animales ou végétales fabriquées et stabilisées grâce à la sélection artificielle).
Ces notions peuvent être appliquées à l’homme. L’humanité constitue bien une espèce : toutes les populations qui la composent sont interfécondes. Aucune d’entre elles ne possède toutefois exclusivement de gènes propres. Les différences anatomiques que l’on perçoit, entre deux individus d’origines géographiques proches ou éloignées, ne sont que l’expression plus ou moins forte de gènes communs. Cette mixité génétique est sans doute à mettre en relation avec l’origine relativement récente de l’espèce humaine (entre 200 000 et 100 000 ans seulement pour Homo sapiens). Elle interdit en tout cas d’établir des coupures pertinentes au sein de l’espèce : il n’existe pas de races humaines.
Cultures et chronologie
La première moitié du XXe siècle est marquée par une profonde refonte des méthodes et des concepts de la préhistoire qui conduira, dans les années 1950, à la formulation des notions qui sont en grande partie encore les nôtres. Remplaçant les notions d’"époque" et d’"industrie" du XIXe siècle, le concept de "culture" constitue un des éléments de base de la préhistoire actuelle.
Une culture préhistorique peut se définir comme l’association d’un certain nombre d’éléments de la culture matérielle d’une population présentant des caractères communs, stables et particuliers. Une culture préhistorique pourra ainsi être caractérisée par des types d’objets, des techniques, des modes d’habitat, de sépulture… L’assemblage de ces éléments permet de constituer des ensembles pratiques pour classer la diversité préhistorique. Il ne faut toutefois pas vouloir voir dans ce découpage commode l’expression directe d’une réalité ancienne. Chaque culture doit en outre être définie géographiquement et chronologiquement. Le lien entre culture et chronologie est cependant complexe. Certaines cultures, dont l’aire de répartition est très étendue, peuvent ainsi apparaître à des dates différentes en des lieux éloignés.
Contrairement au XIXe siècle qui pensait que le développement des outillages obéissait à un processus commun à l’ensemble du monde, nous savons aujourd’hui que les processus préhistoriques sont d’ampleur régionale. D’où la nécessité d’élaborer des chronologies relatives et absolues permettant de recaler les cultures entre elles. Il existe plusieurs chronologies du Quaternaire. En Europe occidentale, la plus utilisée est celle établie au début du siècle par Penck et Brückner et complétée par des travaux plus récents. Etablie à partir de l’étude des formations fluvio-glaciaire des Alpes, cette chronologie retrace cinq grandes glaciations – Donau, Gunz, Mindel, Riss et Würm – séparées par des inter-glaciaires, périodes de réchauffement relatif. Ces grandes divisions chronologiques ont été affinées et recalées sur une échelle des temps absolus grâce aux méthodes de datations développées à partir de 1950: radiocarbone, thermoluminescence, méthode du potassium-argon, ...